Deux députés, Laure de la Raudière et Guillaume Kasbarian, et des représentants du monde de l'Éducation – Joël Sürig (directeur académique d’Eure-et-Loir), Nicolas Le Luherne, directeur des ateliers Canopé de Beauce et Samia Ghozlane (directrice de la Grande École du Numérique) ont répondu présents à notre invitation. Dans cet article, nous présentons les principales idées que nous avons retenues de cette table ronde.
Le numérique étant entré dans sa phase de déploiement massif, le capital humain est désormais la valeur la plus importante sur le plan économique. Les compétences liées au numérique n’ont jamais été autant recherchées. Preuve en est : 27% des entreprises qui éprouvent des difficultés de recrutement invoquent une inadéquation entre leurs besoins et les compétences disponibles.
Dans le rapport “Enseignement supérieur et numérique : connectez-vous !” publié en juin 2017 par l’Institut Montaigne, Gilles Babinet et Edouard Husson constatent que “l’accès à l’enseignement supérieur ne constitue plus une garantie d’accès à l’emploi”. De nombreux métiers exigent de plus en plus des compétences nouvelles, largement en lien avec la nouvelle ère numérique mais peu enseignées dans l’enseignement supérieur aujourd’hui. La formation doit donc évoluer. Suite à l’élection présidentielle et aux dernières législatives, le nouveau gouvernement ouvre de nouvelles perspectives. Cet échange se veut une contribution d’idées pour s’attaquer à ces problématiques.
La Wild Code School a été conçue dès le départ comme une expérimentation pédagogique pour répondre justement aux nouveaux besoins en formation de l’économie numérique. Elle se veut aujourd’hui un laboratoire et une source d’inspiration pour les changements à venir.
La culture numérique pour tous
Nous sommes tous aujourd’hui utilisateurs d’outils numériques : depuis l’ordinateur avec sa messagerie électronique, les réseaux sociaux ou les outils tels que Word et Excel jusqu’à la manipulation d’objets connectés comme smartphone, tablette, smartwatches. La culture numérique recouvre également de nouvelles connaissances, de nouveaux services, une nouvelle forme de citoyenneté numérique…. Et tous ces outils et connaissances évoluent vite sans relâche.
Sans maîtriser ces outils et ces connaissances, on se retrouve vite dépassé et “disrupté”, relégué au rang des “perdants” de la nouvelle donne. D’où l’urgence de se former et d’imaginer une nouvelle forme d’enseignement pour tous et tout au long de la vie pour ne perdre personne. “L’éducation au numérique ne concerne pas que les jeunes, elle concerne aussi les chefs d’entreprises et les entreprises elles-mêmes.” souligne Guillaume Kasbarian, député nouvellement élu de la 1e circonscription d’Eure-et-Loir et premier référent En marche du département. “Un tiers des TPE/PMEs aujourd’hui n’ont toujours pas de sites Internet! Il existe encore un trop grand nombre de chefs d’entreprises qui n’ont pas d’emails.”
Pour éviter de créer un fossé entre les générations, entre ceux qui maîtrisent les outils numériques et ceux qui les refusent, il faut sensibiliser le plus grand nombre de citoyens, des plus jeunes aux plus âgés, à une culture du numérique. Il s’agit au premier chef de développer un esprit critique vis-à-vis de notre environnement digital, de s’initier aux outils clés et de développer une utilisation intelligente des réseaux sociaux.
Bien qu’il existe déjà quelques initiatives de sensibilisation à ces problématiques, l’ampleur de l’enjeu appelle une approche beaucoup plus globale et plus ambitieuse.
La Grande École du Numérique fait partie de ces premiers dispositifs expérimentaux. Elle a été créée en 2015 en s’appuyant sur les initiatives de quelques écoles numériques pionnières et innovantes comme la Wild Code School. Il s’agit d’un label attribué aux formations accueillant des publics éloignés du numérique. Les jeunes décrocheurs constituent notamment un public cible privilégié. Comme le rappelle Samia Ghozlane, directrice de la Grande École du Numérique, “des jeunes décrocheurs qui ont commencé à faire des études universitaires et qui se sont arrêtés, il y en a partout, il y en a même qui ont fini leurs études universitaires et qui ne trouvent pas de travail et qui sont obligés de se reformer”. La Grande École du Numérique s’est attachée à soutenir en priorité ces publics en difficulté pour les former aux métiers numériques et les amener vers les nouveaux emplois.
Un autre exemple des actions de formation visant des publics inhabituels a été évoqué par Laure de La Raudière, députée de la 3e circonscription d’Eure-et-Loir lors du débat : il s’agit du projet de médiation auprès d’un public âgé mis en place par le Lycée Nermont de Nogent-le-Rotrou. Spécialisé dans la formation au service à la personne, ce lycée privé de province a créé un “living lab” dans lequel sont proposés des services connectés susceptibles d’aider au maintien à domicile des personnes âgées. En lien avec ce “living lab”, le lycée organise des ateliers spécifiquement conçus pour les personnes âgées pour leur apprendre l’usage de quelques applications numériques et l’accomplissement de leurs démarches administratives en ligne (emails, visioconférences, réseaux sociaux, déclaration d’impôts en ligne…). Objectif du programme : mille personnes âgées du territoire formées en trois ans .
Comment généraliser ces pratiques ? Comment les rendre accessible pour tous ? Il n’y a malheureusement pas aujourd’hui que les personnes âgées et les décrocheurs qui ont besoin des remises à niveaux régulières dans le numérique. Nous tous – salariés, chômeurs, entrepreneurs, étudiants, enfants, adultes et retraités – avons besoin d’une certaine manière de suivre les évolutions technologiques pour ne pas nous retrouver exclus de la nouvelle société digitalisée.
Trois approches pour injecter du numérique dans l’éducation
Trois approches s’offrent à nous pour adapter davantage l’éducation des niveaux primaire, collège et lycée à la nouvelle donne numérique :
- La première serait de mettre en place un véritable cours de culture numérique et de code dans le cursus scolaire obligatoire.
- La seconde consiste à numériser un peu chaque matière et à recourir à des applications et des usages du numérique dans tous les cours déjà existants de l’histoire, à la biologie, en passant par la physique.
- La troisième serait de s’attaquer aux programmes d’une manière plus large en les recentrant davantage autour des compétences clés d’un monde qui change : “apprendre à apprendre” et le développement d’un esprit critique. En grandissant, l’acquisition des autres savoirs et matières relèverait, de plus en plus de l'individu lui-même armé de nouvelles capacités et capable de s’auto-instruire tout au long de la vie.
Nous aurons sûrement besoin de recourir aux trois méthodes à différentes doses et à différents moments de mutation de notre système éducatif.
Parmi les actions les plus concrètes et les plus simples à mettre en place figure la proposition de Laure de La Raudière de transformer les cours de technologie du collège en un cours de culture numérique où l’on s’initierait à la programmation, mais aussi et surtout où l’on apprendrait les nouvelles “bonnes manières” ou le nouveau savoir-être à l’ère du digital : l’utilisation des réseaux sociaux, la gestion de son identité en ligne, la recherche et le tri efficaces des informations sur Internet. La mise en oeuvre de cette proposition ne demanderait ni financements, ni temps supplémentaires, puisqu’elle se baserait sur un cours déjà existant qui serait délivré par les mêmes enseignants. Il faudrait simplement revoir les contenus enseignés et former les enseignants concernés aux nouveaux programmes.
Certains enseignants comme Nicolas Le Luherne, professeur de lettres, utilisent déjà intensément les outils numériques dans leur pratique pédagogique. Dans le cadre de notre table ronde, Nicolas a partagé avec nous quelques exemples. Pour lui, les outils numériques rendent possibles de nouvelles méthodes pédagogiques. En corrigeant les copies de ses élèves, il va par exemple faire des retours sur un pdf en y ajoutant des commentaires textuels mais aussi audio. Pour faire des sondages dans ses classes, plutôt que de faire un QCM qu’il faut corriger à la main pour en faire des statistiques, il utilise des boîtiers de vote numérique. Le gain de temps est énorme et il peut ainsi savoir en direct si son cours a bien été perçu par les élèves ou s’il doit revenir sur certains points. “Le numérique nous a permis de faire des choses qui sont formidables mais qui auraient été impossibles auparavant.”
Bien peu d’enseignants aujourd’hui maîtrisent suffisamment les outils pour les utiliser efficacement dans leur pratique pédagogique. Un vaste plan de formation et d’accompagnement des enseignants serait nécessaire pour les former aux nouvelles méthodes. Les quelques heures annuelles allouées aujourd’hui à cette fonction ne sauraient y suffir.
Concernant l’introduction du numérique à l’école, Guillaume Kasbarian nous met en garde : “Il faudra éviter que le coding et l’enseignement du code à l’école devienne le nouveau latin, c’est-à-dire une matière qui serait optionnelle, qui serait à part versus les autres matières et qui serait déconnectée un petit peu du reste de la pédagogie. Il y a un enjeu de rendre l’apprentissage du numérique transverse dans toutes les matières et montrer que l’on peut utiliser et créer des applications dans la géographie, dans la biologie, dans la physique.”
Pour éviter le cloisonnement et pour rendre le numérique aussi transversal que possible dans l’enseignement, Guillaume Kasbarian met en avant l’importance de donner envie et de susciter des passions pour ce domaine, de réfléchir à de nouvelles formes plus ludiques d’enseignement. Les jeunes Français se montrent encore peu attirés par l’apprentissage du code. Selon une étude citée par G.Kasbarian, seuls 28% des jeunes en France s’y intéressent alors que c’est 60% chez les jeunes adolescents Américains. D’où ensuite le peu de candidats aux formations aux métiers de développeurs informatiques, ce qui explique en partie la pénurie des développeurs que nous constatons aujourd’hui. “Comment est-ce qu’on donne envie à nos jeunes de s’y intéresser et de se dire ça peut servir mon quotidien, ça peut être drôle, ça peut être fun ?” nous interpelle G.Kasbarian.
Les risques liés à la surexposition des jeunes publics aux écrans
De nombreux parents et enseignants s’inquiètent aujourd’hui de l’influence que les outils numériques et les écrans en général peuvent avoir sur les enfants. Leur force d’attraction est importante. D’autant plus que les tablettes, les smartphones et autres ordinateurs semblent devenir incontournables et très présents dans notre quotidien.
Une récente tribune publiée dans Le Monde par des médecins a mis en lumière les troubles développés par des jeunes enfants surexposés aux écrans : baisse générale de la créativité, de plus en plus d’enfants diagnostiqués avec de l’autisme, des troubles de la concentration… Les mêmes problématiques, en y ajoutant également certains troubles musculosquelettiques et d’autres soucis de santé affectent aussi les adultes. Peut-on continuer à prôner les bienfaits du numérique liés au gains d’efficacité, nouvelles compétences et nouvelles formes de motivation par la gamification, sans se soucier du revers de la médaille et des enjeux sérieux de santé publique que portent ces nouveaux outils ?
“Un enfant ne doit pas passer 24h/24 sur un écran et en même temps […] on ne peut pas couper l’enfant de ce qui va être son quotidien dans les années qui viennent. Il faut réussir à trouver un bon équilibre” résume le problème G.Kasbarian. Quant à Joël Surig, directeur académique d’Eure-et-Loir, il dénonce en partie la responsabilité des parents qui parfois mettent leurs enfants devant des écrans “pour ne pas avoir à s’en occuper eux-mêmes”, en citant l’exemple des trajets en voiture. Il y a urgence à établir des règles publiques et des préconisations claires concernant le mode d’utilisation des outils numériques, sur la base d’études scientifiques et médicales.
Emmanuel Macron a déjà suggéré d'interdire l’utilisation du téléphone portable dans l’enceinte de l’école. Mais est-ce la solution ? Peut-on interdire aujourd’hui un outil aussi indispensable ? Ce serait fermer la porte à l’éducation et à l’utilisation de l’outil. Selon Nicolas Le Luherne, il y aurait un moyen d’éduquer les enfants à avoir une utilisation raisonnée des outils numériques. Il mentionne à ce propos le docteur Serge Tisseron et son travail sur l’initiation progressive aux outils numériques.
Outre les troubles physiologiques et psychologiques, les outils numériques comportent d’autres risques: le harcèlement sur les réseaux sociaux, la divulgation des informations personnelles, la désinformation… Comme le mentionne Nicolas Le Luherne “Quand on est bien vu et populaire, on est bien vu et populaire tout le temps jusque dans sa chambre. Parce que dans sa chambre il y a des réseaux sociaux. Avant quand on était bien vu et populaire, on était bien vu dans le collège et on pouvait être un autre personnage. Quand vous êtes harcelé, vous êtes harcelé tout le temps y compris dans votre chambre. C’est pour ça aussi qu’il faut faire de l’éducation.”
Une réflexion collective est indispensable rapidement pour établir des préconisations publiques claires quand à l’utilisation des outils numériques. Une fois ce “code de bonnes pratiques numériques” établi, il faudra mettre en place un plan de communication et de sensibilisation nationale afin de permettre une utilisation saine et à moindre risque des nouvelles technologies. Ce document pourrait être par ailleurs une base pour les cours de culture numérique évoqués plus tôt, tout en sensibilisant les parents sur leur responsabilité.
Comment rendre le système éducatif plus efficace ?
L’enjeu ? Former mieux avec moins de dépenses : nous sommes convaincus que les outils numériques peuvent le permettre.
Tout d’abord cela implique d’inciter les enseignants à se les approprier pour les inclure naturellement dans leurs méthodes pédagogiques. Comme le précise Samia Ghozlane : ”L’innovation pédagogique ne vient pas du numérique mais de l’enseignant et de sa volonté de changer sa manière de transmettre les connaissances”. Il faut donc former les enseignants et formateurs qui transmettront à leur tour la culture et les bonnes pratiques liés aux usages du numérique, mais surtout leur permettre d’innover dans leur approche de l'éducation. Dans ce sens, Joël Sürig rappelle aux enseignants : ”Tout ce qui n’est pas interdit est de fait autorisé”. En clair : les enseignants ont parfois tendance à s'autocensurer dans l’innovation. Permettre aux enseignants de s’affranchir de cette autocensure et de prendre des libertés pour innover est vital.
Pour illustrer son propos, Joël Surig décrit une initiative récente qui semble se propager dans les lycées: les Learning Centers. Ce sont des lieux à mi-chemin entre le CDI (centre de documentation) et la traditionnelle salle de permanence. Dans ces salles équipés d’outils informatiques les élèves pourront se regrouper pour travailler de manière collective, accessibles à tous moments et avec ou sans enseignants pour les accompagner.
De nombreuses autres initiatives sont portées par des startups appelées EdTech qui fleurissent depuis maintenant quelques années. On en compte 284 actuellement selon l’Observatoire des EdTech : serious games, formations hybrides, chatbots…. Mais rares sont les EdTech en France ayant trouvé un modèle économique pérenne. On peut citer comme réussite l’exemple de Beneylu School, un ENT (Espace Numérique de Travail) qui s’est déployé dans toute la France (y compris en Eure-et-Loir) et qui réunit des applications pour le primaire dans un univers en ligne ludique.
Néanmoins, malgré quelques réussites, peu d’initiatives EdTech trouvent leur place (et leurs financements !) aujourd’hui dans l’écosystème éducatif français. Pour Samia Ghozlane la raison du faible développement de ces jeunes pousses est que les fondateurs des startups connaissent insuffisamment le monde de l’éducation. “Les fondateurs de ces startups en France ne sont pas issus du monde de l’éducation. La situation aurait été différente si plus des startups EdTech étaient portés par des personnes venant de l’intérieur du système éducatif”.
Et pourtant l’innovation la plus radicale vient souvent de l’extérieur du système. Et si, au lieu de continuellement attendre que l’innovation vienne des enseignants, le système se remettait en cause et s’ouvrait vers les innovateurs extérieurs ? Le débat rappelle pour Nicolas Le Luherne une forme de nouvelle querelle des anciens et des modernes. Ceux qui pensent qu’il faut continuer d’apprendre comme on l’a fait contre ceux qui pensent qu’il faut tout changer…
La meilleure voie est sûrement au croisement de ces deux modèles.